Formations universitaires : d’une spécialisation pour l’emploi local à un objectif de rentabilité

Pour nourrir l’implantation des industries des télécoms à Lannion dans les années 1960, plusieurs formations universitaires ont été créées. Aujourd’hui, la ville compte plus de 2000 étudiant·es réparti·e·s dans des filières qui n’aspirent plus seulement à alimenter le territoire. Désormais, ce sont de nouvelles logiques économiques qui structurent le milieu pédagogique.

La rentrée universitaire 2020 a vu apparaître de nouvelles formations à l’IUT de Lannion, en lien avec le tourisme et les métiers du Web. Ces formations posent question quant à leur ambition : vont-elles amener les étudiant·e·s à rester sur le territoire local pour débuter leur vie professionnelle ?

Thierry Peyre, responsable de la formation en alternance du département Réseaux et Télécoms à l’IUT de Lannion, explique qu’à la création de l’IUT, les étudiant·e·s, une fois diplômé·e·s, étaient destiné·e·s à s’insérer rapidement dans les entreprises locales. Les BTS n’étant pas répandus, les DUT étaient l’une des rares formations offrant à la fois un passage par l’université et une insertion rapide dans le monde professionnel. Aujourd’hui, les DUT ne suivent plus cette logique : « Dans le cas de notre licence professionnelle, le but est d’être vite embauché dans le bassin local. Mais les étudiants du DUT visent davantage une poursuite d’études ».

Une volonté d’insérer les étudiants dans le bassin local

L’implantation des centres de recherche lannionnais a nécessité un apport significatif de main d’oeuvre. Les déplacements de technicien·ne·s et d’ingénieur·e·s parisien·ne·es n’étant pas suffisants, « des filières universitaires spécialisées ont été créées à Lannion, sous l’impulsion de Pierre Marzin », raconte Jean-Jacques Monnier, historien spécialiste de la Bretagne. L’IUT a ouvert ses portes en 1970, suivi de l’Ecole nationale supérieure des sciences appliquées et de Technologie (Enssat) en 1986, puis par les BTS des lycées Bossuet et Le Dantec.

Les entreprises se sont impliquées dans le développement des formations locales : « Au début, c’était les ingénieurs qui occupaient les postes de professeurs », raconte Jean-Jacques Monnier. Aujourd’hui encore, les ingénieur·e·s des entreprises locales comme Nokia interviennent dans les classes de l’IUT. À l’image de l’Enssat, qui propose notamment des collaborations entre ses étudiant·e·s et les chercheur·e·s, au sein de ses laboratoires d’informatique, de photonique et de système numérique.

Thierry Peyre explique que cette logique de collaboration concerne jusqu’au contenu des formations : « Les DUT suivent à 80 % un programme ministériel qui est commun à tous les IUT de France. Les 20% restants sont déterminés selon les demandes des entreprises locales. Pour une alternance, toute la formation est adaptée à leurs demandes ». Ici, la notion de diplôme national perd de son sens, car les étudiants sont alors surtout spécialisés dans les activités des entreprises.

Le niveau d’interaction dépend néanmoins de la rareté des formations : « Beaucoup de DUT Réseaux et Télécoms existent en France, donc chacun collabore avec les entreprises locales. En revanche, notre licence professionnelle est l’une des seules existantes en Bretagne, elle collabore donc avec des entreprises de toute la région », poursuit Thierry Peyre.

”Une formation qui n’atteint pas les 86 % d’embauche 6 mois après le diplôme doit fermer”

L’insertion locale, une logique économique soutenue par le territoire

Outre les universités, les collectivités locales s’impliquent dans l’insertion des étudiant·e·s trégorrois·e·s. L’objectif, « aider le territoire à garder des étudiants », explique Rachel Stephan, chargée de projets de l’enseignement supérieur à Lannion-Trégor Communauté (LTC). Elle explique la politique volontariste de la collectivité, qui souhaite pallier le manque d’implication des conseils départemental et régional : « Plus on est loin, moins on connaît et moins on a envie de participer au financement », avance Gaëlle Le Mer, directrice du développement économique à LTC.

Cette volonté est liée aux dynamiques économiques du territoire : l’ouverture des nouvelles formations de la rentrée 2020 témoigne d’une « forte demande de la part des chefs d’entreprises », explique Rachel Stephan. L’alternance constitue une importante source d’interactions entre les formations et les entreprises : « À chaque ouverture d’une formation, il y a une logique d’alternance derrière. Les étudiants qui sortent de ce type de formation trouvent un emploi directement après ». Mais dans un contexte de privatisation des universités où ces dernières voient leurs dotations réduites et sont incitées à développer leurs fonds propres, l’alternance s’impose en fait comme une source de revenu importante : près de 5 000 euros par étudiant. 

Face à la prédominance de ces nouvelles logiques de rentabilité, existe-il un revers de la médaille pour les formations ? Selon Cédric Seureau, vice-président de LTC, « les formations perdurent même si un secteur est sur le déclin ». C’est même un risque « inhérent à la vie d’un territoire », pour Rachel Stephan. Elle souligne la capacité des formations à s’adapter : « Ce n’est pas un frein, la force des établissements, c’est d’aller de l’avant. Malgré la crise sanitaire, les étudiants de la licence professionnelle Tourisme et Numérique ont tous trouvé des contrats pro ou d’apprentissage, c’est de l’adaptabilité ».

Le discours de LTC se voit contrebalancé, au regard de l’évolution des formations à l’IUT : le DUT Génie Civil a été remplacé en 2002 par le DUT Réseaux & Télécoms, du fait de la délocalisation des chaînes de montage d’Alcatel. Si le contenu des filières doit s’adapter aux évolutions des secteurs technologiques, les logiques économiques prévalent souvent au sein des formations. Rachel Stephan ne le cache pas : « Dans le monde pédagogique, on reste sur la même logique que le monde économique ». Au risque de voir certaines formations de licence professionnelle et en alternance disparaître, comme l’explique Thierry Peyre : « Si pendant deux ans d’affilé, une formation n’atteint pas le score de 86 % d’embauches dans les 6 mois qui suivent le diplôme, elle ferme ».

“Dans le monde pédagogique, on reste sur la même logique que le monde économique”

Nouvelle logique d’exportation des étudiant·e·s

Géants de l’industrie des télécoms dans le Trégor, « Orange et Alcatel étaient des cas de grandes entreprises exceptionnelles sur le territoire », explique Philippe Anglade, directeur de l’IUT de Lannion. Les réductions d’effectifs affectent les opportunités de stages pour les étudiant·e·s.. Comme l’explique Baptiste Tanguy, ancien étudiant en Réseaux & Télécoms, « l’IUT nous invite à chercher nos stages plus loin qu’à Lannion car il n’y a pas assez de places pour tous les étudiants ici ». En ce sens, l’IUT organise des “job dating” pour mettre en relation entreprises et étudiant·e·s. Ce dispositif a permis à Baptiste de décrocher un entretien pour son alternance en DUT, et d’être recruté par Orange en licence professionnelle.

Outre l’évolution des demandes des entreprises locales, l’IUT de Lannion répond à des demandes de créations de filières, venant d’organismes extra-trégorrois : le nouveau DUT Métiers du Multimédia et de l’Internet (MMI) renvoie à une discipline autre que celles des activités historiques du Trégor, comme l’étaient les télécoms. C’est à l’initiative de la Communauté nationale des MMI, qui souhaitait créer une première formation en Bretagne, que l’IUT s’est proposé pour ouvrir cette filière. Comme l’explique Philippe Anglade, les MMI « peuvent se raccrocher à tous les départements de l’IUT ».

Les étudiant·e·s rejoignant ces filières sont donc invité·e·s à se former dans le Trégor, pour  ensuite travailler ailleurs. C’est aussi le cas de la Licence professionnelle IEEP, spécialisée dans l’exploitation pétrolière et ouverte en 2008. Lors du boom de l’industrie pétrolière, les laboratoires travaillant avec des chercheurs rennais ont fait part de leur besoin de former de nouveaux·elles technicien·ne·s. À Lannion, les responsables du département Mesures Physiques ont proposé l’ouverture d’une filière adaptée.

Historiquement et encore aujourd’hui, le pôle universitaire lannionnais est reconnu pour sa spécialisation dans la recherche et le développement des nouvelles technologies. Mais si les filières formaient historiquement les effectifs des entreprises locales, les établissements répondent aujourd’hui aux besoins d’entreprises venues d’autres horizons, ce qui amène les étudiant·e·s à travailler ailleurs que dans le bassin trégorrois. La logique d’insertion qui liait les formations et les entreprises lannionnaises se voit même supplantée par des objectifs de rentabilité des formations, au détriment parfois du contenu pédagogique.

M. Faurie, N. Binet, J. Raymond

Julie Rabette et Benjamin Bouvier, deux anciens étudiants de l’ENSSAT, sont concernés par le plan de licenciement massif de Nokia.
Photo : ©Nathan Binet
Julie Rabette et Benjamin Bouvier, deux anciens étudiants de l’ENSSAT, sont concernés par le plan de licenciement massif de Nokia. Photo : ©Nathan Binet

Lorsqu’une technologie développée par une start-up intéresse une grande entreprise, elle l’achète, puis la sclérose. » Le phénomène que Michel Tréheux, ingénieur retraité, décrit ici, correspond bien à la politique de Nokia en matière de start-up.      « Nokia est dans une stratégie de prédation », explique Raphaël Suire, chercheur en économie et management à l’Université de Nantes. « Au lieu de laisser son concurrent Orange accompagner les start-up au développement d’un service, Nokia les phagocyte. » Ce genre de démembrement technologique est ce qu’a vécu Alcatel, rachetée à deux reprises par des groupes transnationaux pour ses technologies mais sans attache pour le territoire.

Pour Raphaël Suire, cette différence de stratégie entre Orange et Nokia découle de la nature même des deux entreprises. Orange est à l’origine une entreprise nationale dont les services se sont diversifiés avec la privatisation, mais dont l’assise reste nationale. À l’inverse, Nokia est une multinationale. Avoir de petits collaborateurs locaux n’est pas un objectif.En outre, « Nokia a laissé tomber la téléphonie mobile », selon le chercheur de l’Université de Nantes. Leader du domaine dans les années 2000, la firme n’a pas vu arriver la révolution de l’Internet mobile avec la démocratisation des smartphones, et est aujourd’hui dépassé par les firmes asiatiques. Investir dans des start-up à Lannion, pôle historique de télécoms en France, n’est donc plus pertinent dans sa stratégie de réorientation.