Licenciements à Nokia, une onde de choc

En 2015, 35 % de la population du Trégor était âgée de plus de 60 ans. Selon l’Insee, cette part atteindra 66 % en 2040, dont presque un quart de plus de 75 ans. Le plan de licenciements annoncé par Nokia risque d’accélérer le départ des actif·ve·s vers d’autres territoires sans réussir à en attirer de nouveaux·elles. Le maintien de l’emploi constitue un enjeu considérable pour éviter le déclin du territoire et de la vie locale.

« Ce n’est pas mon premier plan social, mais en ce qui me concerne, c’est le plus violent que j’ai connu », lance Laurence Frémont en face du site de Nokia à Lannion.  C’est entre colère et résilience qu’une centaine de salarié·e·s de Nokia sont réuni·e·s en face du site mardi 8 septembre à l’occasion d’un CSE (Comité social et économique.) 

Comme évoqué précédemment, parmi les 1233 postes que Nokia annonce vouloir supprimer, 402 postes sont menacés à Lannion. Le site pourrait ainsi perdre plus de la moitié de ses effectifs. À l’échelle du Trégor, cela représente 10 % des emplois industriels rattachés aux télécoms. 

Les salariés de l'antenne lannionnaise de Nokia ont installé 402 pancartes en forme de silhouettes autour du site. Celles-ci font écho aux emplois menacés. ©Marie Leroy

Elina Deleva, elle, est arrivée à Nokia il y a dix ans pour travailler dans le domaine des télécoms, elle s’inquiète de devoir quitter le territoire. « J’ai fondé ma famille à Lannion, j’y ai construit ma maison. Mon conjoint travaille aussi ici et mes trois enfants vont à l’école. On est bien. Donc, l’idée première, c’est forcément d’essayer de rester ici. »

« On est conscient qu’il n’y aura pas 402 emplois qui vont se créer ici d’ici un an. »

Un mince espoir vite rattrapé par la réalité du marché de l’emploi en recherche et développement sur le territoire : « On est conscient qu’il n’y aura pas 402 emplois qui vont se créer ici d’ici un an », déplore Laurence Frémont avec amertume. 

À 46 ans, Olivier Ferrouillat, lui, en est déjà à son deuxième plan de licenciements au sein du groupe Nokia. En 2014, il doit quitter le site d’Alcatel-Lucent d’Orvault. De Guérande, il arrive dans le Trégor, avec sa femme et leurs trois enfants. Après deux locations, ce père de famille décide d’acheter un terrain à Lannion et d’y faire construire une maison. Après six ans dans cette ville de 20 000 habitants, Olivier Ferrouillat se prépare désormais à repartir avec sa famille : « Beaucoup de sites ont fermé en France, je me doutais que le site de Lannion allait aussi fermer un jour, mais pas si tôt. » Paris, Rennes, ou Toulouse, Olivier Ferrouillat pense chercher du travail « un peu partout ».

Le risque d’un effet de ruissellement sur la vie locale

Tous les ingénieur·e·s ne pourront pas en effet, retrouver du travail dans les alentours. D’après Anticipa (Agence de développement industriel du Trégor), les PME sont à l’origine de plus de créations d’emplois que les grands groupes ces dernières années. Mais pour Estelle Keraval, la directrice,  « même si Orange, Ericsson et les PME recrutent un peu, ça ne suffira pas à compenser cette perte d’emplois sur le territoire ».

Aujourd’hui, c’est surtout l’installation de PME qui progresse selon Jean Ollivro, géographe spécialiste de l’aménagement du territoire et du développement régional de la Bretagne. Mais toutes les PME ne sont pas indépendantes. Certaines sont rattachées à Nokia (sous-traitance) ou à Orange. Il y a le risque d’avoir un effet « cascade » : « L’indépendance stratégique de ces petites entreprises est fondamentale. Il est difficile de savoir quelles entreprises sont liées à Nokia. Et si Nokia tombe, ce sont 400 emplois, mais combien vont chuter derrière ? », questionne le chercheur.

« 400 emplois perdus, ce sont aussi 400 familles dont le Trégor est dépendant »

Pour Jean Ollivro, ce plan de licenciement peut être vu à la fois comme « un coup dur de plus, un épisode parmi d’autres, car ce  n’est pas le premier à Lannion ». Mais sur le long terme, cela risque d’engendrer de profondes transformations pour le Trégor. Jean-Jacques Monnier, historien spécialiste de la Bretagne : « Pour le territoire, ce sera vraiment terrible. 400 emplois perdus, ce sont aussi 400 familles dont le Trégor est dépendant. C’est une très très grande menace pour l’équilibre social et territorial. » 

Cela pose par exemple un problème pour conserver l’équilibre des ménages. Lorsque « son mari ou sa femme est ingénieur·e dans les télécoms à Lannion, l’emploi du deuxième conjoint est compliqué à gérer parce qu’on va trouver difficilement deux emplois dans le même périmètre », analyse Jean Ollivro. Et quand un plan de licenciement se déclenche, et qu’il faut partir, ce sont souvent deux emplois qui disparaissent. 

Pour Jean-Jacques Monnier, après avoir fait face à la centralisation des télécommunications, la technopole de Lannion se retrouve désormais face aux enjeux mondiaux de la délocalisation. © Clara Monnoyeur

Peu attractif au niveau de l’emploi dans les télécommunications, le territoire risque de voir ses jeunes partir travailler ailleurs, sans pouvoir en attirer d’autres. Sans jeunesse et sans nouveaux·elles arrivant·e·s, le territoire risque de devenir « une gérontocratie », lance Jean Ollivro,  c’est-à-dire une société dirigée par les plus âgés.

Le vieillissement comme conséquence du départ des actifs…

Selon le géographe, ce vieillissement de la population est déjà problématique (Entre 2012 et 2040 la part des plus de 64 ans augmenterait de 25 % à 38 % dans le Trégor), va accentuer les inégalités géographiques sur le territoire. « On a une sorte de catégorisation sociale qui s’effectue en fonction de l’éloignement de la côte parce que cette dernière est attractive et très onéreuse. » Sur les côtes résident majoritairement « des personnes âgées ou retraitées avec un bon revenu de retraite. » Dans les terres où les loyers sont moins élevés, « majoritairement des jeunes ou des petites retraites. » 

Un phénomène que connaît bien Jean-Jacques Monier : « À l’arrivée des télécoms se sont créés un Lannion d’en haut, où se trouvent les usines, et les cadres qui y travaillent, et un Lannion d’en bas, que composent les petits commerces et les lotissements. » Il y a toujours eu un écart de niveau de vie selon lui. Mais celui-ci risque d’être accentué. En premier lieu, il craint une dégradation des services de santé, où il deviendra difficile de trouver des médecins qui veulent bien s’installer, mais aussi la fermeture de classes, de commerces…

« On aura pourtant besoin de jeunes pour s’occuper des vieux… », déclare Jean Ollivro. Pour lui, il faudrait pouvoir rééquilibrer le territoire en créant plus de mixité sociale et générationnelle. Et permettre par exemple aux jeunes de pouvoir s’installer sur la côte. Ce contexte de vieillissement est cependant à relativiser. « Avoir 60 ans aujourd’hui, ce n’est pas la même chose que dans les années 50. » Jean Ollivro précise aussi que les persondans la dynamique du territoire, « beaucoup s’investissent dans l’associatif ». Un point que confirme Jean-Jacques Monnier : « Le territoire a la chance d’avoir une vie associative forte. »

« On a oublié les territoires et classes sociales intermédiaires »

Mais le Trégor, ce n’est pas uniquement les télécommunications et les ingénieur·e·s. D’autres secteurs sont aussi en difficulté. En 2017, les Côtes-d’Armor comptaient 218 590 emplois, soit une perte de 1 871 emplois par rapport au recensement de 2012 (Insee, RP). 202 communes du département ont été touchées par une baisse parmi lesquelles Saint-Brieuc, Lannion, Guingamp qui cumulent une perte de 2 637 emplois soit 31 % des pertes totales constatées en Côtes-d’Armor, selon ArmorStat. 

L’emploi industriel par exemple, est en recul de 25 % sur les 25 dernières années et ne représente plus que 8,9 % des emplois dans la région. Avec la perte de 400 emplois, ce sont surtout « ceux qui restent » qui vont en subir les évolutions selon Jean Ollivro : « On a oublié les territoires et classes sociales intermédiaires depuis le développement des télécommunications et on continue de les oublier aujourd’hui. Globalement, actuellement l’image du Trégor c’est les télécoms. Mais les cadres (et professions intellectuelles supérieures) c’est 8 % de la population. Il ne faut pas oublier qu’il y a aussi 13 % d’employé.e.s, 9 % d’ouvrier.e.s, des artisan.e.s, des agriculteur.trice.s. (en 2017 selon l’Insee à Lannion). » Pour lui, ce sont eux qui vont devoir endurer la possible suppression de classes, la fermeture de commerces, le manque d’accès à la santé…

Y. Forner et C. Monnoyeur

Des classes menacées de fermeture

Des actifs qui partent c’est aussi moins de naissance pour un territoire qui connaît déjà une baisse des naissances. Entre 1968 et 2017, le taux de natalité a été divisé par trois selon l’Insee. 

Dans ce contexte les écoles de Lannion connaissent un déclin de leurs effectifs. Elles ont perdu 279 élèves entre 2017 et 2020, soit 21 % d’écolier·e·s en moins de quatre ans. Un phénomène qui pourrait s’aggraver si les salarié·e·s actuellement en poste à Nokia ne retrouvent pas de travail dans le secteur. Tous les acteurs en sont conscients et inquiets. Les 402 employé·e·s de Nokia ne pourront pas tous être reclassé·e·s localement. « Et si on doit partir, ça fait six enfants qui quitteraient potentiellement les écoles », envisagent deux collègues de Nokia, qui craignent de devoir déménager.

Cédric Seureau, vice-président de Lannion-Trégor Communauté en charge de l’enseignement supérieur, du numérique et de la formation professionnelle, s’inquiète : « Si on devait avoir plein d’élèves en moins, cela pourrait amener à des fermetures de classes, qui peuvent amener à des classes surchargées. » 

D’autres services publics risquent aussi de subir le départ de familles. Selon l’élu à l’Agglomération, « le taux de naissances à la maternité pourrait baisser. Cela peut avoir des conséquences sur le service de l’hôpital. Les crèches pourraient potentiellement perdre des places ». Une fragilisation qui ne sera sans doute pas perceptible avant l’année prochaine. Le plan de licenciement de Nokia devrait être effectif entre mars et juin 2021.