Le rachat par l’Américain AT&T : pour le meilleur comme pour le pire ?

Leader Mondial de la téléphonie rurale, le centre technique trt de Lannion se fait racheter par son concurrent, at&t en 1995. D’une croissance exponentielle à la fermeture du site en 2006, retour un mariage qui n’aura duré que 10 ANS.

Le centre technique de TRT à Lannion.

C’est en 1995 que le rachat de TRT par le géant américain AT&T est officialisé. D’une expansion massive du nombre de salarié·e·s à la fermeture de l’entreprise en 2006, la gestion sous domination américaine est rythmée de hauts et de bas. « Au départ, on avait perçu leur arrivée d’un bon œil », se remémore Maurice Le Dorh, responsable du centre TRT de Lannion jusqu’en 1996. Même son de cloche pour Dominique Bescher, ingénieur chez TRT arrivé en 1995, juste avant le rachat par AT&T.

Désormais salarié de  Nokia dans le développement de la 5G, l’ingénieur se souvient de l’arrivée des Américains « J’y ai vraiment vu une opportunité. Les effectifs ont beaucoup grossi à Lannion. Quand je suis arrivé, nous étions une centaine et nous sommes montés à 220 salariés en 1999, en comptant les sous-traitants. » Des constructions modulaires sur deux étages sont rapidement installées pour accueillir ces nouveaux·elles salarié·e·s. « Ils ont mis les moyens de leurs ambitions. TRT était à la mode française, un peu paternaliste, en faisant très attention aux dépenses. AT&T nous a permis d’avoir des conditions de travail plus intéressantes, avec beaucoup de nouveaux matériaux à notre disposition », souligne  Dominique Bescher, satisfait des investissements massifs des Américains pour continuer à développer l’IRT 2000.

Des salarié·e·s réticent·e·s

A contrario, Yvon Guedes, ingénieur spécialisé en gestion de réseaux chez TRT, a mal vécu l’arrivée d’AT&T : « Le management américain était différent de Philips. Cela se traduisait par la présence physique des Américains à tous les échelons décisionnels en France ». Le groupe néerlandais Philips, qui détenait pourtant 49 % du capital, accordait beaucoup plus d’importance à l’encadrement local. « Tout était sous contrôle d’un management français. Les salariés de Lannion avaient conscience que les décisions étaient prises en France »,  explique François Leraillez, ancien président de TRT jusqu’en 1990. « Avec AT&T, les décisions importantes étaient désormais prises à New-York », précise Dominique Bescher, avant de décrire la méthode de travail américaine. « Certains en étaient réticents. Tout était rationalisé à l’extrême pour être le plus rentable possible et cela s’appliquait aussi au travail des ingénieurs. » 

 « Les études qu’on pilotait ont fini par être sous-traitées dans d’autres pays comme en Inde, un pays à bas-coûts. »

Le secteur des télécommunications connaît d’importants rapprochements d’entreprises comme Lucent Technologies, entreprise américaine composée de deux filiales dont AT&T. Les ingénieur·e·s de Lannion ont alors commencé à externaliser leurs innovations. « Les études qu’on pilotait ont fini par être sous-traitées à d’autres pays comme l’Inde, un pays à bas-coûts », explique Yvon Guedes. Un effet boomerang pour TRT qui, après avoir profité de la mondialisation en exportant ses produits phare à l’international, en devient une victime à l’aube du XXIe siècle.

La fin du rêve américain

Au début des années 2000, la bulle Internet explose après que le prix des actions cotées en bourse augmente en flèche. « Les sociétés qui travaillaient dans l’électronique étaient surévaluées. On modernisait des produits qui avaient plus de vingt ans au lieu de se diriger vers le bon marché qu’était la téléphonie mobile », explique Dominique Bescher. Cette explosion marque le début des licenciements chez TRT à Lannion. 

L’ensemble de l’activité de l’IRT 2000 est vendu au Canadien SRT qui transfère la production, ce qui provoque le licenciement de 104 personnes à Lannion. Les effectifs passent de 220 en 1999, à 60 en 2001. « On ne vendait plus et AT&T continuait à injecter de l’argent dans des produits qui étaient devenus obsolètes. AT&T a pris trop tard le virage stratégique de la téléphonie mobile et d’Internet » , précise Dominique Bescher.

Dix ans après le rachat de TRT par AT&T, l’entreprise ferme définitivement ses portes en 2006. Il ne reste alors plus qu’une équipe qui s’occupe principalement du développement de la 3G. Les dernier·e·s ingénieurs travaillent toujours au centre technique de TRT, dont les bâtiments deviennent  insalubres. « Les locaux ont été complètement vidés par Lucent, des fils tombaient du plafond, il y avait des fuites d’eau. On a réussi à se réserver un petit coin pour travailler », conclut l’actuel ingénieur 5G chez Nokia. Conséquence d’une énième fusion dans les télécoms, cette fois-ci entre l’Américain Lucent et le Français Alcatel.

A. Gendry, J. Laquerre, L. Prati

"Nokia termine le travail que lucent a commencé"

« Ce qu’a subi TRT en 2001, c’est un peu ce que subit Nokia aujourd’hui », affirme Lionel Elegoët*, ancien chef de projet chez TRT, licencié en 2002. Un constat partagé par Benoît Bouchard*, ancien ingénieur chez TRT. Entre délocalisation de la production et suppression d’effectifs, Nokia suit de près la logique de libéralisation adoptée par AT&T (filiale de Lucent) avec TRT au début des années 2000. « Alcatel-Lucent était voué à une mort certaine, donc tout a été revendu à Nokia qui termine le travail commencé par Alcatel, » affirme Benoît Bouchard*, qui reste lucide et prend du recul sur ce qui a mené ces sociétés à licencier de manière massive. « Le problème de nos sociétés de télecoms est que nos coûts de production sont plus élevés par rapport à ceux de nos concurrents chinois ou polonais. De nos jours, les grandes entreprises ont tendance à délocaliser dans des pays à moindres coûts pour proposer au marché du matériel de moins en moins cher. » 

Si aujourd’hui Nokia prend la décision de supprimer ses effectifs, c’est aussi car l’entreprise connaît des changements structurels : de nouveaux sites sont éparpillés tout autour du globe. La gestion des effectifs est devenue difficile, des choix sont donc nécessaires aux yeux de l’entreprise.. Cruauté de l’histoire : les futurs licencié·e·s de Nokia contribuent en ce moment à former ceux·elles qui, dans quelques années, les remplaceront. C’est le cas notamment de Benoît Bouchard*, aujourd’hui ingénieur 5G chez Nokia : « Nous contribuons à former ces gens-là. Je transfère mes savoirs à des Chinois, et je sais que c’est vers eux que les grands managers décident de donner la majorité du travail. »

*Le prénom a été changé