Début des années 1980, Lannion est à la pointe de l’innovation. La fibre optique, le laser ou encore les écrans plats sont inventés au CNET (Centre National d’Étude des Télécommunications) et se diffusent dans le monde entier. Mais l’essor du marketing dans les années 2000, et la délocalisation des sites de production modifient le processus d’innovation et les structures des entreprises.
Smartphone, ordinateur, télévision… Tous ces objets ont un point commun : leurs écrans. Des écrans dit “plats”. Mais saviez-vous que cette technologie est née à Lannion ?
C’est au début des années 1980 que les ingénieur·es du CNET débutent des recherches pour remplacer l’écran du Minitel. Ils inventent alors le transistor sur fibre de verre, une découverte qui va ensuite permettre de développer les premiers écrans plats à cristaux liquides. Le projet, nommé Clématite, est soutenu par la direction qui engage les moyens nécessaires en recrutant des spécialistes, afin d’agrandir l’équipe de recherche. Mais petit à petit la concurrence se fait ressentir : à Eindhoven et Toulouse avec Philips, ou en Asie avec Hitachi, Toshiba ou encore Sharp.
Les Lannionnais·es ont malgré tout de l’avance sur le reste du monde, grâce à un système plus simple à construire, et donc moins coûteux. Pourtant, malgré 33 brevets déposés et une véritable implication de la hiérarchie, le manque de moyen financier est imparable et la production ne peut pas démarrer. L’entreprise japonaise Sharp coupe la priorité aux Bretons et commercialise le premier écran plat en 1991. Dès l’année suivante, 1,7 million de petits écrans sont commercialisés, rien qu’au Japon. Par la suite, la technologie se propage dans le monde entier. Les outils industriels trégorrois n’étaient pas adaptés, et ne pouvaient pas assumer une telle charge de travail.
“ Plein d’innovations restent sur les étagères chez Orange parce qu’il n’y a pas forcément un bon alignement entre leur innovation technologique, les tests usagers, la mise sur le marché, etc..”
Produire l’innovation
Aujourd’hui, les seules innovations produites sur le territoire sont des technologies de pointe. C’est le cas d’Idil Fibres Optiques, ou encore de Xblue. Ces entreprises ont su perdurer dans le temps et se développer en produisant sur place ce qu’elles créent. Dans le cas d’Idil, spécialisé en ingénierie et fabrication d’optoélectronique et de fibre optique, un des secteurs clé de leur activité est la défense. Les ingénieur·es développent des systèmes de mesure pour la mise au point d’armes, permettant de mesurer des vitesses très élevées (jusqu’à 20 km/s) sur un temps extrêmement court (millionième de seconde).
Cela peut servir, par exemple, à analyser les performances d’un explosif. Ces technologies demandent un savoir-faire précis, leur fabrication est à forte valeur-ajoutée. Une production de petites séries personnalisées, bien différente des importants quotas demandés pour les écrans plats à l’époque, et pour lesquels les infrastructures du Trégor avaient échoué.
Développer la recherche ou recherche le développement ?
L’innovation est un terme largement utilisé, il prend la forme que les communicants lui donnent. Si, dans les années 1980, il renvoyait à des évolutions majeures dans le quotidien, l’innovation se fait aujourd’hui plus timide dans le Trégor. Notamment chez les grandes entreprises de télécom qui n’innovent plus. Du moins plus comme avant. « Dans Recherche et Développement, on a surtout gardé le développement, on fait plus du service que de la création innovante », convient Vincent Barriac, ingénieur en R&D à Orange et expert en évaluation de la qualité des services. Orange est l’un des rares opérateurs de télécom à avoir gardé une petite partie de recherche, réalisée notamment par les thésards. « Ceux qui investissent vraiment dans l’innovation, ce sont les groupes industriels comme Nokia ou Huawei », précise Vincent Barriac.
Pourtant, de nombreux brevets sont déposés tous les mois par le groupe, « un brevet n’est pas forcément une innovation », corrige Pascale Fer, ingénieure chez Orange. Selon elle, cette absence de recherche, de plus en plus flagrante, s’explique par plusieurs raisons : un manque d’ambition, des innovations mal gérées, un manque de moyens, et une hiérarchie trop stricte.
Raphaël Suire, chercheur en économie et management à l’université de Nantes, ajoute : « Plein d’innovations restent sur les étagères chez Orange parce qu’il n’y a pas forcément un bon alignement entre leur innovation technologique, les tests usagers, la mise sur le marché, etc..
Le marketing : un frein à l’innovation
Un dernier élément vient interférer dans le processus d’innovation de ces grandes entreprises : le marketing. Pensés de A à Z, les projets ne laissent pas de place aux imprévus. Faire marche arrière et repenser la stratégie – l’essence même de l’innovation – devient compliqué et l’idée innovante de base se meurt. Le risque est banni, les grands groupes se focalisent sur des éléments concrets où la marge d’erreur est moindre. Michel Tréheux, directeur division Réseaux Optiques et Composants au Cnet entre 78 et 83, puis responsable marketing chez France Télécom détaille : « J’ai été pendant dix ans responsable marketing à France Télécom, et je peux vous dire que le nombre d’idées qu’on a tué est invraisemblable ».
L’exemple type reste celui de la box d’Orange. L’innovation sera gardée en interne sur décision marketing. Le groupe se fera devancer par Free. La box sortira finalement en catastrophe, six mois plus tard. « Le marketing peut être bénéfique, note quand même Vincent Barriac, grâce aux veilles concurrentielles, il peut nous donner des idées de développement ».
Pour les entreprises de plus petite taille, le problème est surtout financier. Elles subissent « un manque de courage des capitaux », selon Michel Tréheux. La notion de risque est trop grande pour les banques, elles ne préfèrent pas s’engager sur des projets où les résultats ne sont pas certains.
“ Tout le monde se connaît. L’avantage, c’est qu’il n’y a pas trop de concurrence entre les boîtes, chacun a son marché. ”
Les start-up : actrices majeures de l’innovation trégorroise
Ces obstacles appauvrissent l’innovation lannionaise. Pourtant, c’est le deuxième site en Bretagne à avoir déposé le plus de brevets sur la période 2012-2015.
Et ceux-ci ne proviennent pas que des fugaces innovations d’Orange. Les start-up s’activent sur le territoire. Nées pour innover, elles sont une quinzaine à rejoindre la technopole Anticipa tous les ans.
C’est le choix qu’aurait fait Michel Tréheux, ingénieur ayant participé à l’innovation des écrans plats à cristaux liquides, si ces petites entreprises avaient existé à son époque : « Dix ans plus tard, l’équipe se serait transformée en start-up. Mais à l’époque, on n’imaginait pas qu’une équipe du Cnet allait sortir pour faire un système industriel d’écrans plats. La direction n’avait pas l‘ambition technologique, elle a poussé pour que cette activité soit transférée à l’extérieur ».
Aujourd’hui, les domaines privilégiés des start-up sont le numérique et l’optique. Ils permettent de produire plus facilement, une fois l’architecture du logiciel créé, pas besoin de production physique. Pour les aider à émerger, la technopole Anticipa les accompagne. Au niveau financier, avec Initiative Trégor, elle appuie les demandes auprès des banques pour accélérer les démarches et augmenter les prêts. Anticipa propose également des formations et des espaces de rencontre entre entrepreneurs, comme Switch, son nouveau lieu de coworking et d’incubation.
Le grand défi des entreprises
Mais les rencontres, ce n’est pas le plus difficile à faire à Lannion : «Tout le monde se connaît. L’avantage, c’est qu’il n’y a pas trop de concurrence entre les boîtes, chacun a son marché », témoigne Patrice Le Boudec, le PDG de Idil Fibres Optiques. Son entreprise a su se développer en France, un cas assez rare, puisque de nombreuses start-up se font racheter ou disparaissent lorsqu’elles prennent de l’importance sur le marché et entrent en concurrence avec des entreprises aux plus grand moyens. Elles ne peuvent pas lutter face à ces “mammouths” de l’industrie et n’ont alors pas d’autres choix que de renoncer à leur indépendance.
Aujourd’hui, si les entreprises veulent revenir sur le terrain de l’innovation, elles doivent remettre en question leur culture, conclut Raphaël Suire : « On ne peut que souhaiter qu’elles puissent s’adapter. Ces grandes entreprises, souvent, ont dans leurs équipes des personnes avec un profil similaire, qui pensent la même chose au même moment. Il y a un donc risque d’épuisement. Il faut faire rentrer de la variété et de la diversité dans leur organisation. C’est un grand défi pour les entreprises qui veulent vraiment évoluer ».
N. Chatelain, L. Tramontin et A. Texier
Licenciements à Nokia : la perte d’innovation peut être limitée
L’annonce des 402 licenciements sur le site de Nokia concerne en majorité le pôle Recherche et Développement. C’est donc l’innovation qui prend la porte. Que vont devenir les ingénieurs ? Trouver un nouvel emploi dans le Trégor ? Partir ? Ou peut-être, créer leur start-up à Lannion ? C’est une possibilité tout à fait envisageable. Le cas s’est déjà produit pour Blackberry au Canada et même pour Nokia, en Finlande. Raphaël Suire raconte : « Nokia a été un fleuron mondial de la téléphonie mobile, mais l’entreprise a loupé le virage de l’internet intégré dans les smartphones. Elle n’a pas su s’adapter. Les ingénieurs licenciés ont pourtant continué à réfléchir à d’autres services et produits, tout en restant sur le territoire. C’était des personnes très qualifiées, avec du réseau. C’est une ressource économique ». Le chercheur insiste tout de même sur le fait que créer une start-up demande méthode et accompagnement. Un rôle que devrait pouvoir remplir la technopole Anticipa.